Il arrive que certaines œuvres échappent aux catégories, aux récits, aux styles, pour se tenir dans une zone neutre, presque intemporelle, où la forme est moins une représentation qu’un état. L’œuvre de Hans Josephsohn (1920–2012) appartient à cette famille rare. Elle ne cherche ni la virtuosité ni la narration. Elle ne se réclame d’aucun mouvement. Elle avance lentement — très lentement — comme si chaque sculpture devait être extirpée du silence.
Né à Königsberg, réfugié en Suisse dans les années 1930, Josephsohn a vécu et travaillé à Zurich pendant plus de soixante ans. Son atelier, resté longtemps discret, est aujourd’hui reconnu comme l’un des foyers les plus singuliers de la sculpture européenne du XXᵉ siècle. Mais cette reconnaissance tardive n’a pas modifié la nature de son travail : une pratique obstinée, presque monacale, qui consiste à imposer une forme dans la matière pour qu’elle tienne, simplement, dans la lumière.
La sculpture comme travail de la main
Le geste de Josephsohn n’est pas celui d’un modeleur cherchant à imiter le corps. Il est celui d’un artisan dont la main cherche un équilibre. Chaque sculpture naît dans le plâtre, qu’il travaille par ajouts successifs, immédiatement contredits par des retraits. Les surfaces portent les traces de ce combat : striures, bourrelets, zones effacées, accumulations de matière où l’on sent le temps, la fatigue, la répétition. Rien n’est lissé. Rien n’est masqué. Le processus devient visible, presque palpable. Ce que l’on observe n’est pas un corps, mais la construction d’une présence. Certaines de ces formes en plâtre sont ensuite coulées en métal — le plus souvent en laiton, parfois en bronze — afin d’en assurer la pérennité. Dans ces tirages, la surface conserve la vie brute du plâtre, tandis que la densité du métal renforce la sensation de masse et de gravité. La lumière n’effleure pas simplement ces volumes : elle s’y accroche, se brise sur leurs aspérités, en révèle la profondeur.
Figures sans psychologie
Les figures de Josephsohn — debout, assises, adossées, parfois réduites à un torse — ne racontent rien. Elles ne posent pas, n’expriment pas, ne cherchent pas à séduire. Jamais elles ne simulent l’émotion. Le visage, souvent schématique, est réduit à un relief minimal : un nez, une courbe, un creux. C’est suffisamment humain pour que l’on reconnaisse une figure, mais trop simple pour y projeter une histoire. Cette retenue n’est pas un refus : c’est une méthode. En vidant le corps de toute narration, Josephsohn le ramène à ce qu’il a de plus élémentaire : un volume qui occupe l’espace, un poids qui cherche son aplomb. Dans cette économie extrême, chaque détail devient structure. Une épaule n’est pas un motif anatomique : c’est un point d’appui. Un pli de matière n’est pas une description : c’est une poussée, un contrepoids. La sculpture ne vise plus à représenter un être humain, mais à rendre visible la condition même de tenir debout.
Un monde silencieux, presque archaïque
Ce qui frappe devant un Josephsohn, c’est l’absence de bruit. Pas de geste spectaculaire, pas de tension narrative, pas de pathos. Ses sculptures ne s’imposent pas : elles habitent. Qu’elles soient présentées dans leur état de plâtre — fragile, poreux, presque poussiéreux — ou dans leur version coulée en métal, elles maintiennent la même retenue, la même densité silencieuse. Dans cette expérience, l’archaïque n’est jamais romantisé. Il n’y a ni nostalgie, ni folklore, ni référence volontaire à des cultures anciennes. L’archaïque est ici un mode de présence : la possibilité d’éprouver une forme dans sa vérité, sans récit ajouté.
La Congiunta : un lieu conçu pour cette présence
Peu d’artistes auront la chance de trouver un espace parfaitement accordé à leur œuvre. Josephsohn fait partie de cette minorité. La Congiunta, conçue par l’architecte Peter Märkli en 1992 dans la vallée de Giornico, est un bâtiment pensé pour accueillir — et révéler — ces sculptures. Ce n’est pas un musée au sens traditionnel. C’est une architecture de béton brut, nue, silencieuse, traversée par une lumière verticale qui change au fil des heures. Les pièces se succèdent comme des chambres, avec des proportions précises, presque archaïques elles aussi. Les murs absorbent les sons ; seule la lumière circule. Dans cet espace, la sculpture de Josephsohn apparaît dans son état le plus essentiel. La lumière rase révèle la rugosité des surfaces. La masse des œuvres répond au poids du béton. Le spectateur évolue dans un système de relations : matière, volume, lumière, silence. La Congiunta est l’un des rares lieux où l’on peut éprouver la sculpture non comme un objet exposé, mais comme une manière de percevoir le monde.
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Une œuvre durable, hors du temps
La sculpture de Hans Josephsohn ne ressemble à aucune des grandes tendances qui ont structuré le XXᵉ siècle. Elle s’est développée en marge, sans ambition théorique, sans stratégie institutionnelle. Et c’est peut-être ce qui lui donne aujourd’hui une telle puissance. Elle ne cherche pas à analyser le monde : elle cherche à l’éprouver. Elle ne cherche pas à représenter l’humain : elle cherche à l’incarner, dans sa densité la plus simple. En ce sens, Josephsohn offre une leçon de résistance.
Dans un siècle saturé d’images, il rappelle que la forme peut redevenir un lieu d’expérience, que la matière peut redevenir un espace de pensée, et que la sculpture, dans son dépouillement le plus radical, peut continuer à produire de la présence.





